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Channel: revendications – Observatoire de la vie politique turque
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Marche stambouliote pour la Journée internationale des femmes : « Nous ne nous tairons pas, nous n’avons pas peur, nous n’obéirons pas »

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Pour citer cet article : Camille Julienne, "Marche stambouliote pour la Journée internationale des femmes : « Nous ne nous tairons pas, nous n’avons pas peur, nous n’obéirons pas »," in Observatoire de la vie politique turque, 13 mars 2019, https://ovipot.hypotheses.org/15272.

Comme chaque année depuis 2003, les femmes stambouliotes se sont rassemblées en masse sur la place Taksim pour entamer la traditionnelle marche du 8 mars pour la Journée internationale des femmes. Elles se préparent à remonter l’avenue principale Istiklal, place hautement symbolique des grandes manifestations d’Istanbul. Mais cette année, la marche est interdite par les autorités : les forces de police se sont rassemblées dès le début de l’après-midi pour bloquer les rues perpendiculaires à l’avenue commerçante et l’accès depuis la place Taksim. Alors que les policiers affirment que le blocage sera levé pour le début de la marche, les manifestantes (et les manifestants) sont en définitive enjoints à quitter les lieux et à se disperser dans les rues alentour. Pour des raisons sécuritaires, les manifestations sont régulièrement proscrites dans les zones très fréquentées d’Istanbul, en particulier depuis le coup d’état avorté de 2016. Néanmoins, malgré l’état d’urgence qui s’est achevé en juillet dernier, la marche du 8 mars a été tolérée les années passées, se déroulant pacifiquement sous l’œil des forces de l’ordre.

Un barrage de police se constitue entre la rue Meşelik et l’avenue Istiklal après l’envoi de gaz lacrymogène pour disperser les manifestants – C. Julienne

Ces événements font écho à la manifestation du 25 novembre 2018 pour la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, également prohibée et théâtre d’action de répressions policières. Ainsi, reprenant le slogan alors utilisé en novembre, les activistes refusent de quitter la place en scandant « Susmuyoruz, korkmuyoruz, itaat etmiyoruz » (Nous ne nous taisons pas, nous n’avons pas peur, nous n’obéirons pas). Ici aussi, les policiers tentent de disperser la foule à grand renfort de gaz lacrymogène et de balles en caoutchouc. La violence de la répression étonne d’autant plus qu’aucun débordement de la part des manifestant-e-s n’est constaté. On parle même d’incitation aux affrontements : sur la place Taksim, une activiste filme des policiers en civil provoquant les femmes présentes. Lorsqu’elles ont finalement riposté, les agitateurs ont enfilé leurs uniformes et rejoint les forces de l’ordre qui ont dispersé la foule à l’aide de tirs et de gaz.

Pour ajouter à la polémique, le président Erdoğan accuse les marcheurs, vidéo à l’appui, de blasphème envers l’islam. Les activistes auraient, selon ses dires, tenté de couvrir l’appel à la prière avec le bruit des slogans et des sifflets1. Il affirme que les messages anti-gouvernementaux de certains activistes et cette atteinte à la religion musulmane font partie de l’agenda politique des partis d’opposition. Les organisateurs ont protesté en affirmant que la marche était apolitique et que les bruits, part intégrante du déroulement normal de la manifestation, étaient uniquement à destination des policiers.

Une partie des manifestants quitte la place Taksim pour continuer la marche dans l’avenue Sıraselviler – C. Julienne

Malgré les blocus, la marche se divise et investit les rues adjacentes, notamment l’avenue Sıraselviler au sud de Taksim. La jeunesse est très présente, tandis que les femmes appellent à la participation globale et inclusive des hommes et des membres de leur famille. Les manifestants défilent alors plus calmement, en brandissant des affiches sur les violences contre les femmes, le harcèlement, le mariage infantile, le féminisme à caractère religieux, l’accès à des droits égaux à ceux des hommes… mais également sur les droits LGBTI ou encore l’écologie.

Car les femmes turques ont de nombreuses revendications à faire entendre pour parvenir à l’égalité entre les sexes. Dans sa publication annuelle The Global Gender Gap Report 2018, le Forum économique mondial classe l’égalité entre les sexes en Turquie au 130e rang sur 149 pays évalués. La situation des femmes s’améliore : l’indice utilisé pour mesurer les (in)égalités est en croissance, passant de 0,585 à 0,628 entre 2008 et 2018, notamment dans le domaine de l’éducation où l’accès féminin aux études et leurs taux d’alphabétisation ont sensiblement progressé. Tout comme l’accès à la santé, il est évalué positivement comme s’approchant d’une situation égalitaire. C’est lorsqu’on observe les situations économiques et politiques que le bât blesse. Le rapport sanctionne d’une note de 0,101 la place féminine en politique. Cette sous-représentation est d’ailleurs visible dans la campagne municipale en cours, alors que seuls 7,9 % des candidats sont des femmes2 et qu’on accuse les partis de placer ces candidates en grande partie dans des municipalités qu’elles ont peu de chance de gagner pour remplir les quotas. Quant à leurs opportunités et leur participation dans l’économie, l’indice de 0,466 dénote un fossé dans les salaires, l’employabilité et l’accès aux hautes sphères des hiérarchies privées et publiques.3

Mais c’est surtout la représentation des femmes dans la société turque qui a mobilisé une large part de cris scandés et des pancartes brandies durant la marche. Que ce soit la place de la femme dans l’islam (« avez-vous un féminisme musulman ? »), dans la famille, dans la rue, pour ne citer que quelques exemples, les femmes clament qu’elles ne veulent plus suivre un « syllabus masculin ». En effet, surtout en politique, le vocabulaire utilisé pour parler des femmes est révélateur de la place que veut lui imposer une partie de la société. Pour célébrer le 8 mars, le président Recep Tayyip Erdoğan s’est fendu d’un tweet dans lequel il « félicite les femmes de Turquie et du monde entier » qui « avec leur amour et leur dévouement, font du monde un lieu meilleur et plus beau »4. Ces mots font partie intégrante du champ lexical utilisé pour parler des problématiques féminines dans la société ou dans la politique, avec notamment « mère », « épouse » ou encore des variantes de « compatissante » et « sacrifice de soi ». Un vocabulaire que reprennent les manifestantes en scandant « Gelsin baba, gelsin koca, gelsin devlet, gelsin cop, inadına isyan, inadına özgürlük »5 (En dépit des pères, des maris, de l’État, des matraques, vive la révolution, vive la liberté).

Alors qu’approche le vote du 31 mars qui verra élire les représentants municipaux dans toute la Turquie, les nombreuses promesses d’émancipation et de renforcement de la place de la femme dans la société ne sont en réalité permises qu’au sein de bornes bien définies, où la femme est surtout envisagée dans le contexte de la famille. Cette distinction est une perception angulaire de la position des femmes, bien illustrée en 2011 lorsque le ministère d’État chargé des Femmes et des Affaires familiales devient le ministère de la Famille et des Politiques sociales.

Alors, cette répression vis à vis de la marche du 8 mars est-elle une manière de faire comprendre que les revendications des femmes turques ne doivent pas dépasser ce cadre autorisé d’empowerment féminin ? Ou plus largement que les protestations contre le régime sont fortement découragées ? Que ce soient les acteurs politiques en pleine campagne municipale ou les observations des journaux nationaux et étrangers, les interprétations vont bon train sans que des déclarations officielles ne viennent se joindre au débat. Mais une chose est sûre pour les programmatrices de la marche : la Journée internationale des femmes n’est pas qu’un jour où elles se verront offrir des réductions sur les cosmétiques ou des roses de la part des institutions publiques. Elles annoncent vouloir reprogrammer la marche sur Istiklal le 8 mars 2020.6

  1. « Erdoğan: Taksim’de güya Kadınlar Günü için bir araya gelen bir grup ezana terbiyesizlik etti », BBC https://www.bbc.com/turkce/haberler-turkiye-47515663, 10 mars 2019, consulté le 12 mars 2019
  2. Evrim Kepenek, « Women’s Coalition: Only 652 of 8,263 Mayor Candidates are Women », Bianet http://bianet.org/english/women/206325-women-s-coalition-only-652-of-8-263-mayor-candidates-are-women?bia_source=mailchimp&ct=t%28RSS_EMAIL_CAMPAIGN+-+Bianet+English+Daily%29, 11 mars 2019, consulté le 12 mars 2019.
  3. The Global Gender Gap Report 2018, Forum économique mondial, novembre 2018 http://www3.weforum.org/docs/WEF_GGGR_2018.pdf
  4. Recep Tayyip Erdoğan sur Twitter https://twitter.com/RT_Erdogan/status/1103982762078408704
  5. « Kadınlar Günü: 8 Mart Feminist Gece Yürüyüşüne polis göz yaşartıcı gaz ve plastik mermiyle müdahale etti », BBC https://www.bbc.com/turkce/haberler-turkiye-47496417, le 8 mars 2019, consulté le 12 mars 2019.
  6. https://www.facebook.com/events/1705058462927763/permalink/1752262554874020/ 

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